« The darkest nights produce the brightest stars. »
Trois heures. Peut-être quatre. Impossible de le savoir avec certitude, à moins de lever la tête vers la grande horloge du salon – un acte qui de toute évidence, demande trop d’efforts à ce corps aux muscles engourdis. Les battements de la grande aiguille tambourinent dans son crâne en un rythme cinglant, régulier, accentuant par là-même la migraine qui s’y répandait déjà. Pour autant, elle ne bouge pas. Les yeux rivés sur le plafond nacré de son appartement, dessinant sans se lasser les rares interstices qui peuvent s’y trouver. L’esprit vide de toute pensée cohérente, simplement embrumé par un nuage sombre, lourd, qui pèse sur son cou autant que sur ses épaules.
Elle se sent… vaincue.
Et ce sentiment, loin de lui être inconnu, attise généralement en elle toutes sortes de réactions dont elle se passerait volontiers – c’est ainsi qu’elle passe du rire aux larmes en quelques secondes, pour finalement se noyer dans cette colère qui, semble-t-il, lui sied au point de plus la quitter depuis février. Cette saleté navigue entre ses cauchemars, s’inspire de sa faiblesse et creuse en son sein une blessure qui pullule, suinte, s’engorge ; une plaie parmi tant d’autres. Une comme aucune autre, pourtant, puisque ni l’alcool ni le temps ne parviennent à la soigner.
Du bout des doigts, la jeune femme caresse la bouteille de whisky qu’elle tient serrée contre son estomac. Douloureux, son estomac. Vide de nourriture consistante autant qu’il n’est avide de ce foutu liquide ambré, qui assèche son corps plus qu’autre chose. Un soupir trouble brusquement le silence pesant de l’appartement, la contraignant à détourner le regard du plafond. Allongé sur le fauteuil en face d’elle, deux prunelles rondes comme des soucoupes la dévisagent. Il semble effrayé, le caracal. Et à bien y regarder, on peut facilement le pardonner : autour de lui, tout n’est que chaos.
Des chaises retournées, des murs griffés et du verre brisé sur le parquet, où des photos souvenirs viennent se répandre comme les miettes d’une vie qu’on tenterait d’oublier. Eko vit ici avec l’impression qu’un raz-de-marée les a frappés – c’est le cas, et l’ouragan se prénomme Aelya. Difficile d’imaginer qu’un être aussi frêle, aussi fragile qu’elle puisse mettre une telle pagaille. Et pourtant… Pourtant, l’irlandaise ne saurait expliquer comment les choses ont ainsi pu dérailler. Elle ne se souvient plus de grand-chose – si ce n’est de cette visite au Daemonien Post, de cette femme qui l’avait envoyé bouler et de cette piste, à peine découverte et déjà enterrée. Elle ne se souvient de rien, si ce n’est de cette vague de hargne qui l’a submergée lorsqu’elle est sortie du bureau de la journaliste. La suite n’est qu’images sombres et floues, teintées de violence et de souffrance. L’amertume d’un échec de plus. D’un échec de trop.
Elle ne dormira pas. Elle le sait pertinemment, et ne prend même plus la peine d’essayer. Elle aimerait y arriver, pourtant. Fermer les yeux, simplement, se lover dans les bras de Morphée, s’abandonner à la douceur et à la volupté d’un rêve bariolé. Courir, voler, chanter – vivre. Pour une fois, pour un soir, Lya rêverait de pouvoir jouir de ce bonheur doux qu’est celui de clore ses paupières pour s’endormir. Une joie quotidienne dont profitent des dizaines de milliers de personnes, et qui lui paraît aujourd’hui inatteignable.
Elle pourrait sortir, si tant est qu’elle parvienne à convaincre son cerveau d’agir. Traîner sa vieille carcasse jusqu’à l’un de ces bars miteux qu’abrite le Bronx puis s’adonner à ce qu’elle fait de mieux. Trouver un soûlard sur lequel se défouler, noyer sa rancœur au creux d’un verre et dormir sur les marches d’un perron inconnu. Elle pourrait. Mais le cœur, l’envie, l’âme n’y sont pas. Lentement, la jeune femme finit par délier ses jambes et passer en position assise, avant de passer une main sur son front brûlant pour chasser les vertiges qui l’accablent. Eko se contente de la contempler en silence – une habitude maintenant. Une qui a la peau dure.
Quelques pas esquissés jusqu’à la salle de bain, évitant comme elle le peut les objets divers et variés qui jonchent le sol. Lumière qui s’allume, paupières qui se plissent et grimace de dégoût lorsqu’elle découvre son corps presque nu dans le miroir ; maigre, couvert de bleus dus à sa dernière altercation, la peau terne. Du sang sur les doigts et sur son cou. Laid. Non. Misérable. C’est le mot. Elle se mord violemment la lèvre inférieure pour se retenir de cracher sur la paroi de verre. Ici et là, elle peut encore lire des bribes de mots qu’elle avait inscrits sur la paroi deux jours après son agression. Payback. Punishment. Ryan a beau avoir frotté, certaines marques y vivent encore sans qu’elle ne s’autorise à les effacer.
Elle finit par s’habiller d’un jean et d’un pull à capuche, avant d’attacher ses cheveux en un chignon lâche. Mains lavées, gueule de déterrée, parfait. Avant de s’extirper de son appartement, l’irlandaise prend soin de vérifier qu’elle porte bien la boîte qui signera certainement le fin mot de cette soirée. L’instant d’après, elle file dans la nuit, Eko sur les talons.
*
Pourquoi venir ici ? La vue est laide. Les ivrognes gueulent des insultes à tour de bras, le ciel est couvert. Il n’y a rien à voir, rien à sentir, si ce n’est l’odeur de merde qui imprègne vêtements comme narines. Assise au bord du vide, sur le toit d’un immeuble qu’elle connaît bien désormais, Aelya observe un instant durant le paysage qui l’entoure. Elle est incapable d’expliquer ce qui la pousse à revenir ici minimum deux fois par semaine, et toujours à des heures impossibles. L’appel du joint peut-être. L’envie de prendre un peu de hauteur, sûrement. Bien que cela ne mène à rien de bien concluant. Eko est allé se percher sur un muret sur sa gauche, plus inconscient qu’elle qui s’est pour le moment contenté de laisser baller ses jambes le long de la façade. Fabuleux duo d’irresponsables que voilà… Cette pensée tire un demi-sourire à l’irlandaise, qui délaisse son observation pour se concentrer sur l’élaboration de son joint.
Oui mais voilà, pas moyen d’être tranquille plus de deux minutes dans cette fichue ville. Eko s’est raidi, le regard tourné vers l’autre bout du toit. Lorsqu’elle entend les pas derrière elle, la jeune femme ne prend même pas la peine de dissimuler la beuh qu’elle tient entre ses doigts et se contente de lever les yeux au ciel, exaspérée. Elle ne sait pas qui il est. S’il veut se battre, ils se battront, s’il veut la pousser qu’il le fasse. Elle s’en fout.
« Tu ne comptes pas sauter au moins ? »
Allons bon. Un petit comique. Cet accent chantant ne lui est pas inconnu, pourtant. Soupirante, Lya cesse de triturer sa feuille pour tourner la tête vers le nouvel arrivant. Oh. Un haussement de sourcils pour marquer sa surprise, tandis qu’elle voit le mexicain s’avancer vers elle. Bel et bien la dernière personne qu’elle s’attendait à trouver en haut d’un toit à quatre heures du matin, il faut le dire.
« Il paraît que si on ne saute pas au bout de cinq minutes, on ne saute jamais. »
Elle détourne les yeux pour fixer le gouffre sous ses pieds.
« Ça me laisse donc encore deux minutes pour décider. »
Elle hausse les épaules tout en roulant un peu la feuille qu’elle tient entre ses doigts. Un ange passe, durant lequel elle se demande comment elle doit agir, avant d’en conclure que cette question n’a plus d’intérêt désormais. Dans la faible lumière que lui offre son environnement, l’irlandaise finit par déceler l’appareil qui pend en bandoulière autour du torse du jeune homme. Elle marque un temps d’arrêt, puis un sourire amusé vient étirer ses lèvres – le premier depuis longtemps.
« Mais profite en attendant, le cadre est splendide ! », déclare-t-elle d’un ton ironique, tout en écartant les bras pour désigner le quartier pourri du Bronx qui s’étend devant eux.
Infesté de rats de toutes sortes, pas vrai. Elle porte finalement le joint à ses lèvres, usant de son briquet pour l’allumer avant d’en prendre une longue tirée. Ah, la plénitude. Ou quelque chose comme ça. Elle en oublie presque la présence de Rafael sur le toit, ou la raison qui l’amène ici. C’est sans importance, de toute façon.
« Ou alors tu t’installes là et t’attends le lever de soleil. C’est ce qu’il y a de mieux à proposer dans le coin. »
Volutes de fumée et cœur biaisé. Elle en sait quelque chose, Aelya. Après tout, elle vient là depuis six mois.
« Take me back to the feeling when everything was left to find It comes and goes in waves ; it always does, oh it always does... »
« Je vois… Et la balance penche plutôt de quel côté pour l'instant ? »
Mots confus, diffus, mots qui s’envolent pour se perdre dans cette obscurité grandissante, écrasante, mots qui l’effleurent sans pour autant la transpercer. Et c’est une nouvelle bouffée de fumée qui s’extirpe de ses lèvres entrouvertes – curieux mélange de gel cruel et de frénésie. Elle aimerait parler, réfléchir, sans que ses pensées ne s’agglutinent dans un coin de son esprit, tas d’immondices dont elle ne sait plus quoi faire ni comment ranger. Mais les mots ne sortent pas, Aelya, les idées restent là, dans cette gorge obstruée par ce que ton cerveau refuse de dire ; ce que tu t’interdis de reconnaître. Les signes ne trompent pas, pourtant. Ces jambes qui se balancent, lentement puis de plus en plus vite, ces mains qui s’agitent, ce teint blafard dont la lune révèle cernes et disparités, ces lèvres gercées par ce qu’une énième bouteille d’alcool a causé.
L’enivrement du joint ne dure qu’un temps, pas vrai, et cette stupide réalité finit toujours par la rattraper. Une tension s’insinue au creux de ses reins, puis de son thorax lorsque Rafael vient se suspendre au bord du vide ; il faudrait le faire fuir, elle le sait pourtant, il faudrait une remarque acide, un crachas bien placé, un geste trop osé. Retrouver sa solitude et s’y noyer – cesser de regarder les autres penser qu’ils peuvent être en mesure de la sauver.
Il n’y a rien à sauver… A moins d’être un grand adepte des puzzles éparpillés.
« Il n'y a pas que la beauté qui est digne d'être immortalisée. Et puis, elle peut prendre des formes assez inattendues. »
Léger sourire au bord des lèvres, tandis que ses pupilles dilatées viennent se poser sur la pénombre de la ruelle à leurs pieds. Un rêveur. Voilà ce qu’il est. Et force est d’avouer que cette dernière phrase pourrait bel et bien la marquer ; la faire réagir ? Qui sait…
« Tu viens souvent te percher là ? Passer tes cinq minutes. »
Tout gâcher d’une inquiétude qui ne lui sied pas. Il faut être fou, ou ennuyé ferme pour partager la nuit d’une inconnue ; plus encore pour s’imaginer qu’une discussion anodine puisse sauver la vie ou tromper la mort, c’est selon. Dans l’ombre, les cendres irradient. Sur son visage, les fantômes d’une vie qu’elle ne veut pas imaginer, tandis qu’il se met à contempler l’agitation d’une vie nocturne qui ne leur correspond pas – ou plus.
« La beauté est éphémère… »
Mordillement de lèvres incertain. Pourquoi s’engager ? Il n’y a aucune obligation. Aucune incitation. Pourtant il faudrait crier, dégoupiller. Montrer au monde que tout a une date de péremption ; le prouver, encore, toujours, réduire à néant ces rêves immortels, ces rêves de grandeur, ces rêves de vie meilleure – de vie autre.
« Les couleurs d’un lever de soleil. La peinture d’un volet. Le beau décolleté d’une fille peu habillée. La douceur d’un regard enfantin et l’amour quand il vient. La paix quand elle fait semblant de s’installer, la vie quand on s’imagine qu’elle va rester. »
Elle pourrait continuer pendant des heures – ses idées s’embrouillent, volutes de fumée qu’une odeur d’herbe vient égayer. Elle dit n’importe quoi, Aelya. Elle s’amoche encore un peu, agrandit les valoches qu’elle a déjà sous les yeux. Elle aurait pu parler de tout ; de tout, sauf d’elle. Cacher des plaies mises à vif et ses plus gros secrets. Parler de ces rues qui s’étirent, puent la pisse et respirent la violence. Eviter les mains qui se tendent et les sourires qui sont faussés.
« Donne-moi un seul exemple de beauté qui reste marquée ? »
C’est une vraie question, une vraie curiosité. Lui, le photographe, celui qui capture les souvenirs pour les lier à une feuille de papier, celui qui encadre les rires et imprime les moments de vie. Lui qui cherche parfois pendant des jours sans rien trouver ; sans même savoir ce qu’il a à chercher. Comment fait-il ? Comment fait-il pour s’accrocher à la certitude que sa quête ne demeurera pas vaine ? Pour continuellement chercher à déterrer ce qui est enfoui, caché et qui ne demande pourtant pas à être sorti ?
Eko s’est figé. Le vent, lui, s’est levé, accentuant les frissonnements d’une peau trop terne, trop tirée. Le regard de la jeune femme s’est tourné vers Rafael ; deux émeraudes teintées de curiosité autant que de méfiance. Il pourrait lui mentir, inventer n’importe quoi. Ou au contraire être le déclencheur de ce à quoi elle ne s’attendait pas. Et puis, il y a cette question… Celle qui se murmure au creux de son tympan, court le long de son front pour se glisser jusqu’à sa bouche.
« Et toi ? Depuis quand t’as arrêté de venir perdre tes cinq minutes ? »
Il n’y a rien à cacher, personne à leurrer. Seulement deux âmes esseulées par les coups que le temps a donnés.
Des cris ; une alerte. En bas, une bagarre a éclaté. Dans son crâne, la tempête gronde.
« I am so frickin' bored, nothin' to do today I guess I'll sit around and medicate. »
Ses iris ont quitté Rafaël et sa silhouette incertaine pour se réfugier dans la lueur chaleureuse que dégage le joint qu’elle tient entre ses doigts. Réchauffés, ses doigts. Aux antipodes de son cœur et de son corps qui continuellement frissonnent. Sa mère l’aurait sermonnée depuis longtemps, si elle la voyait… Mais il y a des années que les conseils maternels ne l’atteignent plus – maternels et autres, d’ailleurs. Soudain, les cris et bruits de coups en contrebas se font plus animés, plus violents qu’ils ne l’étaient jusqu’alors ; et ses muscles, ses ligaments, son corps tout entier répondent aux crispations que l’idée d’un combat suscite. Elle ne serait pas contre une petite bagarre, envie qui se voit accrue par l’enthousiasme que procurent les fumées de cannabis qu’elle retient entre ses lèvres. Une bagarre, et un peu de musique. Hormis ces dégénérés qui ne trouvent rien de mieux à faire à quatre heures du matin que de s’insulter, le quartier du Bronx est vide.
Si vide, qu’il semble presque mort.
La sensation t’est familière, pourtant.
Un sourire éclot sur son visage ; discret, timide. Rafaël ne l’apercevra pas, lui qui semble en proie à une réflexion intense. Peut-être que sa première question demande trop d’explications pour une heure aussi matinale… Ou alors, il cherche le moyen de se soustraire à la deuxième qu’elle a posée. Il n’en a pourtant pas besoin ; puisqu’Aelya ne se méprend plus des silences, désormais.
« Je ne sais pas, je ne l'ai pas encore trouvé.Elle relève la tête vers lui, brusquement intriguée. Dans les volutes de fumée parfumées, il ressemble à l’une de ces apparitions mystiques, non loin du divin, que l’on aperçoit dans les films de science-fiction qu’il lui arrive parfois de regarder, avec Ryan. Mais le blond restera mis de côté pour le moment, Rafaël reprenant alors.Mais quel serait le but d'une beauté immortelle ? Je préfère préserver la marque qu'elle peut laisser en moi et qui peut m'inspirer. Cela laisse mon regard ouvert aux autres beautés qui éclosent au lieu de le garder river sur ce qui est fané et ne reviendra pas. C'est le cercle de la vie, peut-être la seule chose immortelle. »
Nouvelle bouffée d’air, les neurones qui s’agitent. Elle a du mal à mettre les mots dans l’ordre, Aelya. Si l’idée des paroles est là, le sens profond de ces dernières paraît toujours lui échapper, feu follet qui entre ses pensées se volatilise plus vite qu’il n’en faut pour y songer. Et elle, l’avocate engagée, la femme impétueuse, elle qui ne recule devant aucune phrase à formuler, elle qui jusque-là parlait sans réfléchir, hésite brusquement sur la réponse à lui donner. Elle se mordille légèrement la lèvre inférieure, insensible aux ricanements d’Eko dans son crâne et aux remarques qu’il lui lance à la volée.
Il t’a mouchée, on dirait.
Peut-être pas. La réponse est juste, mais sans doute incomplète. Il lui faut juste un peu de temps pour qu’entre ses cellules gelées, l’explication s’imbrique de manière cohérente, et non en un vaste labyrinthe d’idées sans queue ni tête. Une main passe au creux de ses cheveux, qu’elle ramène doucement en arrière.
« Pourtant certaines marques n’inspirent rien d’autre que des mauvais souvenirs. Peut-être y a-t-il de la beauté dans une souffrance qui demeure… Mais si c’est le cas, je ne la distingue pas. » Petite pensée pour ces cicatrices qu’elle porte toujours, sous ce pull désormais bien trop grand pour elle. Des éclats de douleur, des échardes enfoncées à même la peau et qui aujourd’hui s’infectent dangereusement. « Je crois que… »
Non. Elle ne croit rien, Aelya. A peine se reconnaît-elle dans un miroir ou la vitrine d’un magasin. La rentrée approche, l’air se fait plus frais qu’il ne l’était il y a encore quelques jours. La vie suit son cours, le fleuve reste tranquille – et elle ne croit en rien. Immobile, les lèvres entrouvertes face à la surprise qu’occurre cette soudaine pensée, la jeune femme capte à peine les prochaines paroles du journaliste.
« Je crois que j'ai trop couru pour éviter qu'on me les impose pour qu'un jour je vienne les passer par moi-même. »
Les traits se figent, masque de cire dont elle se serait volontiers passée dans ce genre de situation. Il n’y a pas de pitié à avoir, pourtant. Pas d’émotion particulière à ressentir ; à part, peut-être, cette amertume de ne pas avoir assez couru pour réussir à leur échapper, exactement comme il l’a fait. A son image, Aelya baisse les yeux vers l’agitation de la ruelle, toute trace d’excitation à l’égard de la bagarre désormais perdue dans les méandres de ses souvenirs.
« C'est quoi, la dernière beauté dépérie que tu as croisé ? »
« Moi », hurlent à l’unisson son cœur, les larmes désormais sèches sur ses joues, ces poumons qu’elle prive d’air depuis trop longtemps maintenant. « Moi », lui souffle ce reflet qu’elle voyait encore dans le miroir ce matin, alors qu’elle traçait du bout des cils les cicatrices qui parsèment son abdomen, ses bras, son cou. L’écorchée vive, c’est elle. Celle qui s’enfonce, celle qui creuse, celle qui s’oublie. Celle qui ne vivait que pour être remarquée et qui aujourd’hui, continue de prier pour disparaître.
Ouvre les yeux.
Son regard se tourne vers le caracal, dangereusement penché au-dessus du vide. Lui la défie, continuellement. Il ignore ce qu’elle attend, elle qui prétend n’avoir plus d’attaches auxquelles se retenir, elle qui clame haut et fort qu’elle voudrait en finir… Mais les cinq minutes sont écoulées depuis longtemps, et Aelya en est consciente. Alors, sa tête se tourne vers Rafaël ; et elle voit. Elle voit le visage crispé par une douleur qu’elle ne comprend pas, le regard noyé dans les étoiles et ces muscles tendus à tout rompre. Pour un peu, elle entendrait presque les battements irréguliers d’un cœur que les souvenirs font chavirer.
Un instant, la carapace s’ouvre, pour finalement se refermer. Elle est l’insensible, elle est la tourmente. Elle ne prendra pas pitié, même s’il est tard, même si la nuit ajoute à la scène un charme qu’elle ne peut dénier. Même si ses veines, parcourues par cette drogue qui depuis février accompagne chacune de ses soirées, détendent ses muscles et l’incitent à se délier.
C’est lui, la dernière beauté dépérie qu’elle a croisée. Mais par fierté, ou peut-être par égoïsme, elle ne le lui dira jamais.
« La dernière ? C’est un peu bizarre, comme question. Il y en a partout, non ? Dans des fleurs fanées. Des peintures écaillées, une vitre fissurée… Elle tire une dernière fois sur son joint puis le jette dans le vide, espérant qu’il brûle au passage le crâne – vide – de l’un des abrutis qui s’agitent encore sous leurs pieds. Mais la dernière fois, ce n’était pas un objet. C’était une amie. Une amie proche. »
Pourquoi ? Pourquoi lui parler de ça, ici, maintenant, sur un toit au béton dégueulasse, au milieu d’un quartier et d’une nuit qui le sont tout autant ? Elle sent une perle de transpiration pointer sur son front – comme si son corps, contrairement à son esprit embrumé, savait qu’elle s’apprêtait à faire l’une des plus grosses conneries de sa vie.
« Elle a voulu jouer, elle a voulu briller. Et elle s’est brûlée. »
Comme Icare volant trop près du soleil, cette légende qui depuis cette fameuse soirée était devenue le leitmotiv de sa vie. Elle n’a pas envie de continuer, Aelya. Pas envie de s’enfoncer dans le cauchemar d’une nuit qu’elle sait être sans lune et qui persécute déjà bien assez comme ça. Peut-être est-ce la raison qui suffit à lui faire ouvrir la bouche et à poursuivre cette conversation qu’elle pensait vaine.
« I feel the shadows hanging over, they're waiting to come closer To come and take me away And I can feel my heart skip, everytime that I slip I wanna run away. »
« Je crois que nous avons croisé la même personne. »
Un sourire amusé s’immisce entre ses lèvres, en écho à celui qu’il lui offre en cet instant précis. Intelligent, Rafael. Il a fait le rapprochement plus vite qu’aucun inconnu ne l’aurait fait – peut-être n’est-il pas si inconnu que cela, finalement. Après tout, ils avaient déjà partagé quelque chose. C’était flou, incertain. Surprenant. A croire que chacune de leurs rencontres doit se concevoir ainsi…
Aelya ne réagit pas lorsqu’il se relève, focalisée sur ses pensées et sur les insultes qui continuent de pleuvoir dans l’ombre. A mille lieues d’imaginer l’état de nervosité latent dans lequel son interlocuteur se trouve, choisissant plutôt de se demander quelle réjouissance ces hommes cherchent dans les injures. Elle ne peut servir de bouée, l’irlandaise. Elle n’est pas assez large pour cela. Mais les insultes, elle en a donné. Qu’en a-t-elle tiré ? La satisfaction d’énerver ? Le plaisir de voir l’autre réagir, peut-être même être blessé… Ses pensées divaguent, fichues brises volatiles qu’elle ne parvient pas à concentrer.
« Il n'est pas un peu tard... Ou tôt pour ce genre de réflexion ? »
Un soupir s’échappe des babines d’Eko, venu s’asseoir à côté d’elle. Il est agacé, le caracal. Ces pensées ne mènent à rien, cette conversation non plus. Il voit Rafael comme un parasite, un intrus dans la mission qu’ils ont à mener, un perturbateur qui ne fait que retarder l’inévitable. Lya, elle, entend l’inquiétude dans la voix de la coati, et cette dernière l’enjoint à relever la tête. Drôle de manigance, ce journaliste. On dirait qu’il est sur le point d’imploser et que c’est elle, elle et tous ses stigmates, qui représentent la force tranquille de leur étrange duo.
« Elle a eu le temps de briller, cette amie ? Je veux dire: est-ce tu crois qu'elle a pu profiter de ces instants ? »
Elle le dévisage quelques secondes durant comme s’il venait de poser la question la plus stupide au monde. Elle a le cerveau vrillé, Aelya, une migraine s’installant doucement sous son cuir chevelu – elle ne la quittera pas avant l’après-midi, comme une vieille amie se rappellerait à son bon souvenir pour finalement s’installer dans chacun de ses songes. L’irlandaise prend le temps de détacher ses cheveux, secouant la tête afin de chasser le mal qui s’y trouve sans pour autant y parvenir. Cette question n’a aucun sens. Profiter ? De quoi, de qui ? De cette affaire qui la dévorait corps et âme ? De son horreur de l’injustice, de sa volonté de sauver tout, et tout le monde ? Avant de comprendre que la seule qu’il y avait à sauver, c’était elle. Que le danger, finalement, ne réside pas là où elle le pensait – le démon est là, à l’intérieur. Incapable de la laisser tomber.
La menace, c’était elle. Elle et elle seule.
« Je pense que son ambition l’a dévorée avant que sa lumière n’ait le temps d’éclore. » Am-bi-tion. Trois syllabes, un mot désormais inconnu au bataillon, des envies de justesse qui à ce jour n’existent plus. « Elle a tout voulu en même temps. Trop voulu. Au lieu de gravir un à un les échelons, elle a choisi le raccourci. » Elle s’est plantée. Grillée, la jolie luciole. Il ne reste qu’un tas de cendres qu’il faudrait peut-être un jour songer à balayer. « Elle voulait le bien, elle n’était pas méchante, la démarche était fondée. Mais à tout désirer, il faut un jour payer. »
La voix s’est muée en souffle, comme si cette vérité, celle qui depuis quelques temps est devenue sa réalité, était encore trop dure à avaler. Lentement, la jeune femme replie ses jambes contre son corps et finit par se relever, l’équilibre vacillant sous l’effet de l’herbe. Les yeux rivés sur le vide qui inexorablement l’attire, elle finit par esquisser quelques pas sur le rebord, en direction du journaliste.
« Pourquoi est-on toujours attiré par ce qu’on ne peut sauver, à ton avis ? »
L’interrogation était la même depuis trop longtemps. Elle ne s’attend pas à ce qu’il lui réponde, ni même à ce qu’il lui donne quelque chose de cohérent à se mettre sous la dent. Il était trop agité, trop stressé pour pouvoir réfléchir en cet instant. La distance qui les sépare se réduit à vue d’œil – mais par crainte, ou alors par dédain, Aelya s’immobilise à un mètre de lui. Elle a la possibilité de le calmer, et elle le sait. Si son pouvoir daigne fonctionner, l’irlandaise pourrait faire taire la terreur qu’elle sent pulser en lui. Encore faut-il qu’elle en ait envie.
Ses doigts courent le long de sa jambe, qu’elle tapote à un rythme régulier, comme si la cadence des coups donnés lui offrait une mélodie qu’elle seule trouvait radieuse. Et en elle-même, Aelya se demande combien de temps mettra Rafael à disjoncter – et si, pour une fois dans sa pauvre existence, elle sera capable de faire quelque chose de juste sans se briser.
« Hanging by a thread, cutting the cord and then falling back into the black 'Cause if I don't, if I wait 'til it feels right, I'll be waiting my whole life. »
Douce folie qu’est celle qui entoure leurs deux âmes en ce moment. Lui, désireux de se raccrocher à la terre ferme et à leur réalité, si tant est qu’elle soit vraie. Elle, envieuse de goûter au vide et aux dangers qu’il contient, le cœur penchant dans l’ombre tandis que ses pieds demeurent rivés au béton qui les couronne. Et pourtant… Pourtant, Rafael trouve encore en lui-même la force de réfléchir et de formuler une réponse à cette question un peu niaise, mais pas facile pour autant, qu’elle lui a posé quelques instants plus tôt ; alors qu’elle, sous l’effet de la drogue, s’imagine encore qu’il n’est pas vraiment là, comme une énième chimère viendrait nourrir ses peurs les plus profondes… Ses désirs les plus sombres, également.
« Parce que... Parce que rien n'est plus grisant que vaincre une cause impossible. »
Elle ne le lâche pas, Aelya. Et ces doigts qui ondulent contre son jean, cette nervosité initialement sienne qui désormais s’envenime chez lui, ne font qu’apporter plus de questions pour toujours moins de réponses. Bien sûr, que la fierté de gagner est présente. L’interrogation était peut-être mal posée. Ce qu’elle voudrait savoir, plus que toute autre chose, c’est ce que l’on tire des échecs et si ces leçons valent la peine d’être assimilées ; à défaut, elle recommencera. Cette pensée arrache un sifflement grinçant au caracal, immobile dans son dos. Lui ne rejouera pas. Il a trop perdu, trop souffert pour être de nouveau placé sur le fil…
« Une addiction comme une autre. »
Est-elle accro ? A l’adrénaline, oui. Elle a un problème, ce n’est pas nouveau, mais pas forcément l’envie de le régler. Elle le dévisage, silencieuse. Est-il accro ? Ce regard affolé, cette manie d’appuyer contre son oreille pour fuir la violence qui les entoure. Addiction ou démence ? Difficile de faire un choix, elle ne le connaît pas assez. Son appareil retombe brusquement contre sa poitrine, tirant un haussement de sourcil intrigué à la jeune femme. Quel genre de démon était-il en train d’affronter ?
« Oui, comme une autre. »
Elle secoue doucement la tête, brusquement agacée. Rien n’est similaire entre eux. Il est l’optimisme, elle est le défaitisme ; et cette conversation s’est avérée stérile, finalement. Elle saute du rebord sur lequel elle s’était perchée – du bon côté, cette fois – et enfourne les mains dans ses poches pour se protéger de cette fichue brise qui ne cesse de la faire frissonner. Elle hésite à rentrer, maintenant. Mais la perspective de s’enfermer dans l’obscurité, avec comme seule arme de défense une bouteille qu’elle aura acheté à la supérette en bas de chez elle, ne la réjouit pas suffisamment pour la décider à franchir le cap. Lèvre mordillée, pensées confuses et ventre vide. Trop vide. Alors, l’irlandaise finit par tourner la tête vers l’homme tourmenté – toujours sans le voir, cependant.
« Je crois que j’ai surestimé ma patience pour cette nuit. Je vais aller faire un tour, en attendant. »
En attendant que le jour se lève et que ces étoiles, d’une beauté trop subtile pour qu’elle ne parvienne à la saisir à cette heure-ci, disparaissent au profit du soleil. Toujours dos à lui, en proie à son indécision, Lya finit malgré elle par ajouter.
« Tu peux venir, si tu veux. Il n’y a pas que ce toit qui est sympa, dans le secteur. »
Haussement d’épaules désabusé face à cette invitation qui n’avait rien de cordial – peut-être l’utilisait-elle, elle aussi. Pour tromper sa solitude et affronter la nuit. Elle n’a plus le courage, Aelya. Plus la force d’être mise face à ses erreurs, encore moins de l’accepter. Et sans qu’elle ne comprenne pourquoi ni comment – elle n’en a rien à faire, même – le mexicain parvient à faire taire quelques-unes des voix dans son crâne – celle, en particulier, qui lui murmure que rien ne vaut la peine d’être essayé.
L’avocate traverse le toit sans se soucier de savoir s’il la suit ou pas. Eko, lui, ne l’a pas attendue ; les escaliers ont défilé en quelques bonds terriblement bruyants tandis que sa moitié, plus prudente, laisse les marches l’effleurer une à une. Elle débarque dans la rue, presque surprise de n’y découvrir personne. Tellement emmurée dans ses pensées, l’irlandaise, qu’elle ne s’est même pas aperçue que la bagarre s’était terminée. Ses pieds l’emmènent à deux rues de l’immeuble sur lequel elle se trouvait – est-elle plus en sécurité au sol, pour autant ? Impossible de l’affirmer – et en apercevant les lumières d’un fast-food sur sa droite, elle sourit.
La porte s’ouvre sous la pression de ses doigts rendus rouge vif par le froid ambiant ; et les senteurs espagnoles ravivent au creux de sa poitrine un peu de la chaleur qu’il n’y a pas à l’extérieur. En l’apercevant, le gérant sourit de toutes ses dents et s’écrie, depuis la cuisine d’où il paraît préparer un plat particulièrement appétissant :
« Holà chiquita. No te dábamos aquí desde hace tiempo ! »
Elle tire sur une chaise au hasard et sur le même ton, répond.
« Arrête, Paolo. On dirait presque que je t’ai manqué ! »
L’homme, à la barbe grisonnante et au ventre bedonnant, part d’un éclat de rire qui irait jusqu’à réveiller un mort. Il l’aime bien, cette petite. Pas parce qu’elle porte sur le visage et sur le corps les marques de la vie, mais parce qu’il a fini par réussir à lui tirer autre chose que des bougonnements et des coups d’œil assassins lorsqu’il s’approchait à moins de deux mètres. Tant bien même, il continue de garder ses distances. S’il y a bien une chose qu’il a appris avec l’âge, c’est qu’on n’est jamais trop prudent.
« Comme d’habitude ? » « Comme d’habitude. »
Le tintement du carillon ravive le sourire de la jeune femme, tandis qu'au même moment, Paolo questionne.
« Et pour Monsieur, ce sera ? »
Aelya se détourne, prenant soin d’éviter le regard de Rafael avant de s’affaler sur sa chaise. D’ici, elle peut apercevoir la rue malfaisante qui borde le restaurant de Paolo. D’ici, elle peut se soustraire aux complexes qui l’étouffent et à cette vie que rien n’éblouit.